“Ils nous ont oubliés” : un cauchemar mental à l’Odéon
Par le moyen d’une éblouissante scénographie qui mêle la vidéo, la musique jouée en direct, l’utilisation de masques et un décor de forêt fantastique, la créatrice Séverine Chavrier parvient à saisir le spectateur pour le plonger dans la tête d’un homme dérangé qui va finir par tuer sa femme. Un spectacle adapté de La Platrière de Thomas Bernhard qui démultiplie ses obsessions, entre polar morbide et thriller schizophrénique.
Dans le crâne de Konrad
Imaginez une ancienne usine de plâtre, plantée au milieu d’un forêt de sapins, avec ses murs défraîchis et son sous-sol ténébreux qui donne aux paumés de la terre un abri pour de petits trafics de drogue. Dans ce lieu anesthésié par le temps et la délocalisation des industries, vit un couple reclus et isolé du monde. L’homme, Konrad, se présente comme un grand savant en perpétuelle quête de sa grande oeuvre, un essai scientifique, métaphysique et philosophique sur l’ouïe. Il a fait le tour du monde et a décidé de s’enfermer avec son épouse paralytique dans cette demeure battue par les vents des Alpes autrichiennes. Sadisme, angélisme, domination et masochisme sont les tenants de leur relation de couple qui balance entre haine et amour, et qui va conduire Konrad à tuer sa femme handicapée dans un dernier cri de révolte contre celle qui le tyrannise par ses exigences perpétuelles et son immobilisme.
Torture sonore
Séverine Chavrier a créé un espace totalement organique dans lequel le musicien Florian Satche déploie un éventail de percussions aux sonorités métalliques ou sableuses, houles déchirantes ou martèlements démoniaques d’attentats, mobilisant ainsi l’attention du spectateur qui est comme happé, secoué, chahuté par des vibrations continuelles. Du côté des images, l’usine désaffectée est le siège de plusieurs niveaux de jeu, ou l’image vidéo, comme une loupe, vient épier les gestes et humeurs des personnages comme une surveillance généralisée qui traque les épidermes. Dans cet univers qui ressemble à un cauchemar ambiant, Laurent Papot est Konrad, le chercheur follement paranoïaque et pervers qui martyrise sa femme, tandis que Marijke Pinoy, qui incarne l’épouse, se liquéfie, cigarette vissée aux lèvres, dans un fauteuil à roulettes inondée par sa robe de chambre et ses amulettes christiques. Les deux acteurs, qui incarnent aussi d’autres personnages dès qu’ils quittent la cave qui leur sert de lieu de vie, sont fabuleux de vérité et et d’inventivité.
La spirale de l’échec
Dans La Platrière, publiée dans les années 70, l’Autrichien Thomas Bernhard concentre les leitmotivs de ses obsessions et de ses hantises avec un sens du rythme et de la musicalité qui lui sont particuliers et dont la metteure en scène, musicienne elle-même, se saisit avec succès. Cette plâtrière, prison glacée qui conduit à la mort des prisonniers, est une métaphore de l’Autriche, cimetière d’espoirs déçus et de grands artistes, où le nazisme gangrène encore les consciences avec des nostalgiques de l’ordre et de la soumission, où le couple est condamné d’avance et où l’artiste, s’il n’est pas Mozart, passe sa vie en expériences stériles et en échecs publics. La scène représente donc une forteresse battue par la neige, avec des oiseaux vivants qui envahissent l’espace, comme chez Hitchcock, et des personnages qui déambulent hallucinés et en quête d’un bonheur absent. Certes l’épouse de Karl le harcèle et les fantômes espions reviennent hanter la tranquillité du couple, mais l’aide-soignante (Camille Voglaire) se retrouve aussi happée par la folie et la perversité du couple démoniaque qui bascule progressivement vers le meurtre. Ibsen, Strindeberg, mais aussi Stanley Kubrick ou Bergman sont les compagnons de route de cette épopée du son et de l’image qui marquera, par sa puissance, l’histoire du théâtre français.
Hélène Kuttner
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